CÔTE D'IVOIRE : LA NEGATION DES VICTIMES I
RETOUR SUR L'ASSASSINAT DE FIRMIN MAHE (Première partie)
Il y a 10 ans, le 13 mai
2005, sur la route de Bangolo cette riche terre cacaoyère du sud-ouest de la
Côte d'Ivoire, Firmin Mahé, jeune civil de 28/29 ans a été sauvagement torturé
et assassiné par l'Armée française sur ordre des plus hautes autorités de cette
dernière.
Après un hommage à
l’occasion du 10ème anniversaire de la commémoration de sa tragique
disparition en essayant de lui rendre sa dignité de fils, de frère, de père et
tout simplement d’homme engagé dans la défense de son village et des
institutions républicaines de son pays (I), nous continuerons de revisiter l’affaire Mahé en trois temps.
En deuxième partie que
nous vous livrerons prochainement, nous nous attacherons à faire l’état des
lieux de cette affaire non seulement dans sa dimension judiciaire mais
également dans le traitement corollaire de sa dimension humaine ou plutôt
inhumaine, à travers l’acharnement physique et moral dont est victime la
famille Mahé depuis 2005, mais surtout depuis le 11 avril 2011 (II).
La troisième partie qui
suivra portera sur la dimension politique de l’assassinat de Firmin Mahé et l’impunité
dont jouit la France et son Armée (le fameux « décrochage du sens moral » cher au Général Poncet qui a
oublié de se l’appliquer à lui-même) au-delà de la parodie de procès à laquelle
nous avons assisté et du déni total des droits de la victime et de ses proches,
à l’instar de la plupart des victimes du camp Gbagbo depuis 2002 (III).
Mieux valant allumer une
chandelle que de maudire l’obscurité comme le dit un proverbe chinois, notre quatrième
et dernière partie esquissera des pistes de réflexion et d’action pour sortir
de l’impunité (meilleure source de récidive) et du déni total des droits des
victimes de la domination imposée aux anciennes colonies françaises d’Afrique
que la métropole continue de considérer comme un pré-carré à piller et à
museler au détriment de l’intérêt général des peuples (du Nord comme du Sud
d’ailleurs !) (IV). Pour cette dernière partie, nous n’hésiterons pas à évoquer de
nombreux crimes néocoloniaux tant ivoiriens que non ivoiriens ainsi qu’à
réfléchir en termes de convergence des luttes.
I. MAIS QUI ETAIT DONC FIRMIN MAHE ?
Avant donc d’aborder cette « Affaire
Mahé » en termes judiciaires, politiques ou militants, nous allons
nous attacher à présenter Firmin Mahé,
non pas le « coupeur de
route », le « criminel », l’« ennemi public N°1 »,… qu’on
en a fait de lui post-mortem pour justifier son lâche et barbare assassinat,
mais le Firmin Mahé tel qu’il nous a été décrit par ses proches, principalement
son frère Jacques, son neveu Basile et les témoignages recueillis de ses sœurs Joséphine,
Yvonne et Léontine en sus de sa dernière compagne Edith et de sa première femme
Sylvie, la mère de son fils Gaël.
Firmin Mahé était un jeune père plein de vie et d'espoir [1], tellement à l’aise
avec les travaux des champs qu’il nourrissait le projet de se consacrer
entièrement à la petite plantation familiale de cacao, de café ainsi qu’à son
champ de riz. Mais c’était avant que les rebelles ne viennent les spolier de
leurs terres et de leur maison, avant que l’Armée française ne vienne faucher leurs
rêves en plein vol…
…Il s’appelait donc Firmin et il était le dernier d’une famille de
6 enfants (2 frères dont un seul vivant et trois sœurs). Une famille dont le
moins que l’on puisse dire est qu’elle n’a pas été épargnée par les décès
prématurés comme c’est souvent le cas en Afrique, en sus de son meurtre barbare.
Firmin a été élevé par son grand frère Jacques et sa grande sœur Joséphine à la mort de leur
mère en 1978/79 (Firmin n’avait alors que 4 ans), suivie par celle de leur père
en 1985 (Firmin n’avait alors que 10 ans). C’est son frère aîné Guy Maurice qui
a ensuite conduit leur modeste plantation jusqu’à sa mort vers 2000. Bien que
onze ans les séparent, Jacques se souvient avoir vécu avec Firmin dans la même
cour, jouant pleinement son rôle de frère aîné. 2 ans après le décès de leur
père, vers 1987, Jacques part pour ABIDJAN pour gagner un peu d’argent et
l’investir dans la plantation qui a du mal à tourner. Il se forme à la
plomberie et monte une petite affaire. Il est d’abord rejoint par Basile
GNINION, le « petit neveu » en ligne
paternelle, puis par Firmin en 1991/92 qu’il forme également à la plomberie.
Agé de 16/17 ans, Firmin partage donc tout son temps entre la maison de son
frère Jacques à ABIDJAN et celle de son petit neveu Basile GNINION jusqu’en
1997/1998 où il emménage avec sa compagne Sylvie avec laquelle il aura son seul
et unique enfant.
En 1995, Jacques obtient un contrat de 8 mois comme
plombier pour le compte de la société MODULUS au Plateau rue du Commerce.
Firmin a maintenant 20 ans et est capable de travailler seul. Il alterne les
voyages entre ABIDJAN quand il y a des contrats à honorer et BEOUE (le village
maternel) où il cultive un champ de riz. Comme Jacques et Basile, il investit
un peu d’argent dans la plantation au village et s’adonne aux travaux des
champs en sus de ses activités de plomberie dans la capitale.
Pendant toutes ces années, de son arrivée dans la
capitale en 1991/1992 jusqu’à la fin des années 90, Firmin est tout le temps
chez Jacques, et il se retrouve souvent avec les autres célibataires et/ou amis
de la famille autour d’un bon repas.
Après la mort de Guy Maurice, son grand frère Jacques
est devenu le chef de famille et ils ont continué à se partager entre les
travaux champêtres au village (chacun sur sa plantation mais toujours avec
certains travaux communs) et leurs activités de plomberie sur ABIDJAN.
Quand la guerre a éclaté après le 19 septembre 2002,
ils sont revenus et sont restés un peu au village après que les FDS (forces
loyalistes) aient repris le contrôle de la région.
En 2003/2004, Firmin était pratiquement tout le temps
au village pour assurer la sécurité dans le cadre d’un groupe d’autodéfense
agréé par la CEDEAO. Mais après des plaintes des allogènes, les soldats de la
force Licorne leur ont demandé d’arrêter de s’occuper de la sécurité, affirmant
qu’eux-seuls avaient vocation à s’en charger exclusivement.
Firmin est donc venu passer 2/3 mois chez Jacques à
ABIDJAN car il y avait de nombreuses tensions au village (BANGOLO est situé au
cœur de la zone de confiance) avec de nombreux massacres de rebelles toujours
impunis à ce jour. Firmin se plaignait beaucoup de la complicité de la force
LICORNE qui ne faisait rien pour les protéger des exactions des rebelles.
Sylvie est repartie à BANGOLO dans sa famille pour accoucher du neveu de
Jacques –Gaël- le 30 août 2004 tandis que Firmin retournait à son champ de riz
à BEOUE. Maintenant père de famille et responsable de plantation, il
envisageait de se consacrer exclusivement aux travaux des champs.
Sylvie est venue chez Jacques à ABIDJAN pendant un bon
mois fin 2004 pour lui présenter l’enfant. Il a payé du savon et lui a donné un
peu d’argent comme cela se fait pour accueillir un nouveau-né.
En juin 2005, on a appelé du village sur le portable
d’un collègue de Jacques originaire de chez lui pour annoncer que la force
Licorne avait attrapé son petit frère et l’aurait emmené vers MAN après l’avoir
gravement blessé. Il s’est aussitôt rendu au village. On lui a confirmé qu’il
était emprisonné avec d’autres jeunes Guéré (nom donné à son ethnie, que l’on
appelle aussi Wê). Comme il n’était pas possible de se rendre à MAN en zone
rebelle lorsque l’on était de l’ethnie Guéré sous peine d’être assassiné au
premier barrage et contrôle d’identité (souvent au faciès en l’absence de
papiers), il est retourné à ABIDJAN.
Pour en revenir aux liens que Jacques a maintenu avec
la femme et le fils de son petit frère Firmin après son décès, il est important
de préciser qu’il a subvenu à leurs besoins jusqu’en 2009 où du fait de sa
maladie contagieuse (tuberculose), il n’a plus été en mesure de le faire (il ne
travaillait plus) sans compter le risque de contagion qui a nécessité son
éloignement. Sylvie est alors retournée en famille avec l’enfant.
Basile Lépohé Géhi GNINION présente souvent Firmin
Mahé DAHOU comme son « petit oncle ». Pour parler plus précisément,
Basile est le petit-fils du demi-frère du père de la victime. S’il est vrai que les liens de parenté stricto sensu
qui unissent la victime à son « petit
neveu » ne sont pas très étroits, il importe de tenir compte des liens
affectifs et professionnels que les deux parents ont tissés durant toute la
durée de la courte vie de Firmin.
D’aussi loin qu’il se souvienne, Basile a vécu avec
Firmin dès sa naissance. Agé de 5 ans de plus que lui, il se souvient avoir
grandi avec lui, partageant les travaux des champs et la vie au campement
pendant toute les saisons des travaux des champs qui se succédaient.
Le papa de Firmin (Gaston DAHOU) et celui de Basile
(Victor GNINION) se fréquentaient car leurs plantations étaient proches et ils
étaient moins aisés que la plupart de leurs autres parents, d’où la nécessité
de s’entraider.
Comme en plus leurs mamans (Makoura GAHOU et
Antoinette KOULA) étaient un peu apparentées, les enfants des deux foyers ont
été élevés ensemble.
Du village au campement, il y a au moins 12kms à faire
en traversant une forêt dense, ce qui fait que quand ils partaient tous
ensemble pour les travaux champêtres, ils restaient au moins un mois, voire
plus dans leurs campements voisins.
Le papa de Firmin était pêcheur tandis que celui de
Basile était chasseur, ce qui donnait lieu à de nombreux échanges de bonnes
prises. Comme ils avaient leurs plantations toutes proches au milieu de la
forêt, ils effectuaient ensemble un certain nombre de travaux champêtres
(nettoyage des routes, du campement,…). Ils dormaient souvent les uns chez les
autres.
On manquait de bras pour les travaux, alors aucun
d’eux n’est allé très longtemps à l’école, Basile étant celui qui a été le plus
scolarisé puisqu’il est allé à l’école jusqu’au CM2, Jacques jusqu’au CE2.
Quant à Firmin, il avait des difficultés pour marcher et n’a pas pu du tout
fréquenter l’école. C’est Joséphine sa sœur aînée qui prendra soin de lui en
lui apportant le gîte et le couvert, mais c’est Jacques qui l’éduquera et le
formera surtout après la mort de son père en 1985.
A la fin des années 80, Jacques est monté à ABIDJAN
pour apprendre le métier de plombier et diversifier les sources de revenus
familiaux, la plantation peinant à faire vivre toute la famille. Guy Maurice
gère l’exploitation avec les sœurs de Firmin. Basile a rejoint Jacques et ils
travaillent ensemble sur des chantiers de plomberie. Début des années 90,
Firmin décide à son tour de partir pour la capitale car il voit que la
plomberie ça peut rapporter et il peine à trouver sa place au village balloté
entre la plantation de DAH dirigée par son frère aîné et celle de BEOUE, le
village maternel.
Tous les 3, ils sont restés pendant 3/4 ans ainsi à
travailler ensemble sur les chantiers qu’ils décrochaient. Jacques a emménagé à
KOUMASSI d’abord, puis il a déménagé pour PORT-BOUËT. Basile l’a d’abord suivi
mais pas pour longtemps, puisqu’à son tour il a emménagé dans son propre
logement. Comme il avait eu la chance de suivre des cours du soir à ABIDJAN et
de bénéficier d’une formation de plomberie offerte par un de ses parents
maternels (Feu TEMOHE), il aidait JACQUES à former Firmin à la plomberie.
Firmin dormait chez l’un ou chez l’autre selon le planning de travail. Fin
1993, Basile a décroché un contrat d’un an à ABOISSO à PALMES INDUSTRIES. Il y
travaillait 5jours par semaine et le Week-end, il retrouvait Jacques et Firmin
qui continuaient leurs activités de plomberie ainsi que des allers/retours
réguliers au village. Firmin prenait les transports (car à 3500F CFA). Il
emmenait du matériel au village et au retour, il ramenait du riz ou autres
vivres en provenance du village.
En 2002, quand la guerre a éclaté, ça a été la débandade
généralisée, mais après la reconquête de BANGOLO et de LOGOUALE par les FDS,
ils sont revenus tous ensemble à DAH. Ils sont restés un peu au village et ont
assisté à de nombreux massacres et autres exactions perpétrées par les
rebelles. Basile et Jacques sont retournés à ABIDJAN tandis que Firmin
commençait à faire la sécurité avec un groupe d’autodéfense. Mais il continuait
néanmoins de venir régulièrement sur ABIDJAN où il a d’ailleurs trouvé BASILE
en 2004 lui expliquant les problèmes avec les rebelles et avec les LICORNE qui
les empêchaient de sécuriser le village.
C’est en juillet 2005 que Basile a appris ce qui
s’était passé sur le 13 mai 2005. Il croyait comme Jacques et les autres que
Firmin avait été conduit à MAN pour y être soigné et peut-être emprisonné avec
d’autres jeunes qui faisaient la sécurité comme lui.
Le 27 octobre 2005, il a été contacté par un
journaliste du Courrier d’Abidjan qui venait de la même région que lui. Avec
Théophile KOUAMOUO sont patron, ils leur ont demandé s’ils avaient 1 photo de
Firmin avec son fils. Ils leur ont remis la seule photo non datée qui circule
de Firmin avec son fils dans les bras et ils ont accordé leur première
interview. C’est à partir de là qu’ils ont décidé de porter plainte.
Joséphine est l’aînée des sœurs de Firmin Mahé DAHOU,
même mère, même père. Au-delà de son lien de parenté très fort, Joséphine a
noué une relation quasi filiale avec Firmin, car c’est elle qui s’en est occupé
à la mort de sa mère vers 1979, alors qu’il n’avait que 4 ans. Comme il avait
des problèmes de santé aux jambes, des genres de plaies qui l’empêchaient de
marcher que beaucoup de gens croyaient contagieuses, Firmin n’a pas pu
fréquenter l’école, mais il a grandi bien entouré au milieu de ses frères, de
ses sœurs et des enfants de ces dernières.
A noter également la présence de Juliette KLA et de
ses enfants au sein du foyer DAHOU, la coutume encore couramment pratiquée dans
cette région de l’Afrique faisant obligation au frère vivant d’accueillir et de
veiller sur la veuve et les enfants de son défunt frère (sorte de lévirat sans
aller forcément jusqu’au mariage). Ce qui explique que les enfants de Gaston
DAHOU se sentent très proches des enfants de son frère Bonnaire GOULEI avec qui
ils ont grandi à la mort de ce dernier. Prince DIE -dont il est souvent fait
mention dans la presse et qui s’était constitué partie civile au procès avant
de décéder vers 2006- est plus souvent présenté comme un frère de la victime
(ce qu’il n’est pas au sens généalogique) que comme un cousin germain (ce qu’il
est en fait en termes de parenté stricte).
Yvonne est la deuxième sœur de Firmin après Joséphine. Comme sa soeur, elle a un peu joué le rôle de maman
de substitution auprès de son petit frère Firmin. Plus tard, quand Firmin
résidait à la plantation familiale de DAH avec Joséphine, elle apportait
souvent de quoi ravitailler la maison en produits achetés (cubes Maggi,
vêtements,…) auxquels elle avait accès grâce à ses activités commerciales sur
le marché de BANGOLO.
Léontine est la dernière des sœurs de Firmin Mahé
DAHOU, même mère, même père. Comme ses deux autres sœurs, elle a été amenée à
beaucoup materner son petit frère lorsqu’il est né parce qu’elle n’avait pas
encore d’enfants eût égard à son âge (14 ans) contrairement à sa sœur aînée.
C’est encore Léontine qui le portait au dos quand il était petit à cause de ses
difficultés à marcher.
photo de l'ex-compagne et mère du fils de
Firmin Mahé |
Gaël est le fils unique de Firmin MAHE qu’il n’aura connu en vie que pendant quelques mois. Que dire de plus sinon qu’en sus de le priver de son père, on lui a jusqu’à présent refusé l’indemnisation à laquelle il a pourtant droit… Tragique histoire d’un orphelin qui aura été privé très tôt de l’amour et de la protection d’un père lui-même orphelin dès son plus jeune âge !
[1] Plus de détails sur les relations entre Firmin Mahé et sa famille :http://contrepoids-infos.blogspot.fr/2015/05/il-sappelait-firmin-mahe-cetait-un.html
[2] Vous pouvez retrouver cet article sur le lien suivant :
http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2006/01/20/cote-d-ivoire-sur-la-piste-du-veritable-firmin-mahe_732935_3208.html
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